« Des pintades et des manguiers » • Entretien avec Claire Tipy
De l’oralité à la parole écrite
Des pintades et des manguiers, de Claire Tipy, lecture dirigée par Cathy Min Jung
Mardi 27 août 2024
Propos recueilli par Chloé Royou
Mohamed et Asseta sont mis en présence au cours de la pièce mais, dès le début, une didascalie précise qu’ils ne se voient jamais. Au contraire, qu’est-ce qui permet à Sali d’être un personnage traversé, perméable à d’autres temporalités ? Est-ce son rapport à la racine et à la transmission qui lui confère une fonction dramaturgique au carrefour des temps et des lieux ?
Effectivement, Sali est perméable aux frontières et tisse le lien, entremêlée dans le présent, le passé, mais aussi le futur. J’aime beaucoup ce personnage, car elle nous guide, mais elle se laisse aussi guider, souvent par des perceptions sensibles (des mots, des sensations, des images) pour emmener Asseta (et avec elle, les spectateurs) dans l’histoire de son héritage.
Sali est traversée… Peut-être parce qu’elle est la dernière à connaître l’histoire ? Peut-être parce que les femmes des générations précédentes souhaitent les accompagner dans ce voyage ? Peut-être parce qu’elle porte des choses qui la dépassent et qu’elle a l’espace pour les accueillir et les partager ? Il me semble que chacun peut y lire quelque chose de différent, et cela me plaît !
Je ne suis pas certaine que j’ai écrit Sali en l’imaginant avec un rapport particulier à la transmission (même si elle en est finalement le socle). Je crois que parfois on se retrouve, de plein gré ou par la force des évènements, à devenir le passeur de l’histoire (de notre famille, de notre génération, de ce dont nous avons été témoin). Sali la transmet avec force et profondeur, mais aussi maladresse et urgence. Et elle parvient à le faire aussi parce qu’Asseta accepte de recevoir, et que la transmission devient dialogue.
Comment votre travail sur la langue permet-il d’instaurer un rapport au sensible, (particulièrement autour du goût et l’odeur) comme catalyseur puissant du souvenir ? D’où surgissent ces images et comment les nourrissez-vous ?
Mon impulsion d’écrire se forge dans mes relations quotidiennes. Je suis très à l’écoute des histoires, des questionnements, des doutes, des rêves, portés par celles et ceux qui m’entourent. J’ai d’ailleurs remarqué que j’ai des difficultés à écrire une histoire qui se passe dans un autre contexte que celui où je vis.
Dans mon écriture, je cherche la justesse des ressentis et des relations, fictives (la joie de l’imaginaire) mais ancrées (la poésie du réel). Les images sont des images dont j’ai été témoin, que j’ai entendues, qui m’ont été racontées, ou que j’imagine pouvant exister dans la situation particulière de mes personnages.
Je crois aussi que mon travail d’écriture n’est pas solitaire ! Je n’ai pas peur de demander conseil, de parler de mes personnages, de leurs choix, de leurs situations. « Tu crois que Mariam pourrait dire ça à ce moment-là ? » « Ça te paraît juste, la réaction de Mohamed ? » Le processus d’écriture est pour moi d’autant plus passionnant quand il est partagé.
Quelle conception de la création et de l’artisanat se joue avec Mohamed et ses pintades en terre cuite ?
Le personnage de Mohamed est inspiré par deux personnes réelles. Le premier, Yacouba Sawadogo, était un cultivateur burkinabè qui pendant 45 ans a fait pousser près de 90 espèces d’arbres et d’arbustes sur des sols dégradés et stériles réputés incultivables.
Le second est un potier burkinabè, Martin Kabré, qui fabrique des pintades en terre cuite dans son atelier au bord de la route, au centre-ville de Ouagadougou.
Dans la pièce, Mariam et son mari Mohamed rient du commentaire d’un des clients de Mohamed : « Elles sont sublimes vos pintades, monsieur, c’est de l’art ! »
Beaucoup d’artisans, comme Mohamed, n’appréhendent pas forcément leur travail et expertise sur le plan artistique, bien que les compétences soient à la fois techniques et créatives. Je voulais faire un petit clin d’œil à cette discussion importante, sans spécialement apporter d’avis sur le sujet que je maîtrise peu.
Des griots, évoqués par Sali, à son propre témoignage transmis à Asseta, comment cette pièce explore-t-elle un rapport à l’oralité, à la transmission et à l’héritage? Quel est le lien de votre écriture à la parole vivante, à ce qui flotte dans l’air sans pouvoir être figé sur la page ?
J’adore l’idée que c’est la parole vivante, l’oralité, qui m’amène à la parole écrite, et non l’inverse. Lorsque j’écris, je dis (et vis !) à voix haute tout ce que je note, à la recherche du rythme, de la musique, des couleurs. Je trouve qu’on peut percevoir quand un dialogue est juste car il y a une sorte de fluidité, quelque chose qui coule, même quand les rythmes se cassent, même dans les silences. Et les émotions arrivent toutes seules et se déposent sur les mots, sans effort. « Écrire l’oral » est un exercice assez magique.
Comment faites-vous exister l’altérité dans votre écriture pour devenir vous-même porteuse d’histoires d’ici et d’ailleurs? Comment pensez-vous la mise en forme et en mots de ce qui vous est transmis ?
C’est un travail rigoureux et exigeant, d’écrire des histoires qui ne sont pas les siennes, qu’on nous a confiées ou qui nous ont touchés et qu’on souhaite partager à notre tour. Ça demande beaucoup de délicatesse, d’humilité et de respect. Ça demande du temps, aussi.
Je ne sais pas si je pourrais théoriser mon processus de mise en forme et en mots. J’essaie d’écrire avec le plus d’honnêteté possible. J’essaie d’écrire pour que, si mes personnages pouvaient entendre ou lire le texte, ils se sentiraient fiers, émus, entendus. C’est souvent imparfait. Mais quand un spectateur me fait part de son émotion, de ses rires ou de ses larmes, quand une lectrice me remercie car elle s’est reconnue dans l’histoire, quand une enseignante m’écrit pour me raconter qu’il y a eu un débat passionné avec ses élèves autour de la généalogie d’Asseta, ça m’encourage à continuer, en étreignant avec force cette imperfection.