« La vie est le résultat d’un jeu télévisé qui intergalactique qui aurait raté » • Entretien avec Jérémie Fabre
Se raconter des histoires
La vie sur Terre est le résultat d’un jeu télévisé intergalactique qui aurait raté, de et dirigée par Jérémie Fabre (France)
le lundi 26 août 2024
Avec Eric Berger, Vladislav Botnaru, Flore Lefebvre des Noëttes, Julie Pilod et Alexiane Torrès.
Propos recueillis par Arnaud Maïsetti
Enfance
J’ai l’impression d’avoir toujours écrit, dès l’enfance… Je ne viens pas d’un milieu littéraire ou artistique, encore moins théâtral, mais je suis issu de la classe populaire, paysanne et ouvrière, et j’ai l’impression d’écrire depuis le prisme de la culture populaire : la télévision des années 80 et 90, ou la bande dessinée… Jeune, j’ai commencé par écrire de courts textes, des sortes de sketchs, mais pour moi le théâtre, ça n’existait pas. Seulement j’ai aussi toujours beaucoup lu…
Ensuite, je me suis formé au théâtre en entrant comme élève-comédien à l’école du Théâtre National de Chaillot, mais j’ai assez vite arrêté l’école parce que je voulais écrire mes pièces. On m’a dit « Vous avez vingt ans, vous ne pouvez pas écrire vos pièces et jouer et mettre en scène ! » J’ai donc arrêté d’écrire, et j’ai monté quelques pièces classiques — je dois dire que j’ai énormément appris, et ensuite je suis rapidement retourné de nouveau à l’écriture. En 2009, j’ai écrit Chroniques de Mur-de-Barrez [qui sera publiée en 2023, aux éditions Domens], où j’ai renoué avec l’écriture et l’enfance. Grâce notamment à Michel Cochet d’À mots découverts qui m’a accompagné dans l’écriture, j’ai pu alors enfin comprendre plus clairement ce que je voulais écrire : à savoir, les rapports qui peuvent se nouer entre l’intime et le politique en regard d’un certain état du monde confronté à un certain état de soi… C’est dans les romans ou le cinéma que je trouve une inspiration et à partir de là, j’invente des histoires. Car j’ai surtout le goût pour inventer des histoires… C’est pour cette raison que j’ai l’impression que mes pièces ne sont pas difficiles à monter, au contraire : ce que je souhaite, c’est seulement raconter une histoire, et c’est vieux comme le théâtre. À ce titre, je dirais que mon théâtre est plutôt enfantin. Ça peut paraître compliqué parce que mes pièces sont assez longues, et qu’il y un peu plus que quatre acteurs sur un plateau nu… mais je me dis qu’on pourrait faire cela, quelques acteurs et un plateau nu, et l’histoire…
D’où vient cette pièce ?
La pièce est née dans un contexte de production bien précis : je l’ai écrite dans le cadre du Lyncéus Festival, à Binic-Etables sur Mer, en Bretagne à côté de Saint-Brieuc. Cela faisait quelques années que je tournais autour de ce festival in situ dédié aux écritures contemporaines, et qui passe commande à des auteurs des textes sur un thème imposé, suivant une contrainte de lieu, de temps et de distribution — une heure et demie pour cinq comédiens… J’aime beaucoup cet exercice de commande, et l’enjeu de l’in situ, j’ai donc postulé, rédigé une note d’intention, et on m’a proposé de participer à la 9e édition du festival qui a eu lieu en juin 2023. Le thème était alors le soulèvement. Je me souviens que j’étais dans un état relativement lamentable, et j’en suis arrivé à imaginer cette histoire, en élaborant une fable avec trois intrigues liées : c’est d’ailleurs peut-être la pièce la plus structurée que j’ai écrite, parce que j’ai été contraint de la préparer en amont, pour donner le texte à des comédiens que je ne connaissais pas. Or, ça répondait alors pour moi à quelque chose d’intime : la nécessité de retrouver un cadre.
Comment écris-tu ?
Je prends des notes tout le temps ; j’ai un dossier sur mon téléphone, « Diverses idées », et je note tout ce qui vient. Ça fait pour moi comme des éléments disparates d’une seule équation que je dois résoudre. Quand je m’arrête et que je dois écrire une pièce, je regarde dans ce dossier, et je mets à plat ces matériaux : j’essaie de voir ce que ça peut raconter ensemble. Il y a évidemment beaucoup d’obsessions qui se retrouvent, mais je peux aussi reprendre des éléments plus anciens, qui ne sont liés par rien, ou seulement par moi-même : je pioche alors dans ce sac qui contient ce que j’ai amené avec moi et aussi ce que je ramasse là où je suis… Ça peut être l’air ambiant, un article que j’ai lu dans la presse, le temps qu’il fait — tout fait matière. Et cette matière finit par faire une épaisseur… Après, il me faut trier, enlever, agencer — et tâcher d’en dégager une histoire qui soit lisible.
L’histoire ?
Je me rends compte souvent seulement après coup de ce que la pièce raconte. Il me semble que La vie est le résultat d’un jeu télévisé… est une pièce sur les histoires — fondamentalement, j’écris toujours des pièces sur le pouvoir et le paradoxe de se raconter des histoires : ici, par exemple, une histoire d’amour et ce qu’on raconte à partir d’elle, une histoire d’une relation qui témoigne de la relativité des histoires : au juste, on se raconte toujours des histoires sur l’histoire qu’on vit… Pour moi, les histoires sont une porte d’entrée sur le réel qui en modifie notre perception. C’est d’ailleurs bien l’enjeu politique autour du story telling : quelle histoire racontent les dominants pour que les dominées le demeurent ? Une pièce sur les histoires, et sur la croyance qu’on peut accorder à ces histoires — une pièce sur le complotisme donc, et pour moi, ça va avec : sur la menace fasciste et sur la réaction en général. Et en ces temps de post-vérité, d’alternativ-truth et de manipulation à vue de l’histoire, je dois dire que la floraison de toutes les théories de complot me fascine : j’ai l’impression que le « complotisme » répond à un besoin de comprendre ce qui nous échappe. À ce titre, je trouve qu’il y a une certaine vertu dans le complotisme… Mais l’enjeu aura été pour moi d’essayer de dire cela, sans en faire l’apologie, parce que les conceptions complotistes sont évidemment dangereuses. Seulement, je suis agacé de lire toutes ces attaques convenues sur le complotisme, sans qu’on cherche à en percevoir les ressorts. La vérité est vécue comme tellement insupportable que face à elle, beaucoup sont persuadées qu’elle ne peut pas être celle-là, qu’il y en a une autre ou que quelque chose n’est pas dit. C’est comme les enfants, lorsqu’ils ne comprennent pas quelque chose, ils inventent une autre histoire. Ça m’intéresse et ça me passionne parce que je me reconnais là-dedans, en assumant la fiction… Or, je trouve que la fiction modifie la réalité, puisque le réel est fait de fictions, de légendes, et de contes. Le réel n’aurait pas été le même sans Ulysse ou Star Wars. Et je trouve ça beau ; moi, quand le réel m’échappe, j’essaie de le comprendre en me racontant des histoires… Nous avons un rapport subjectif au monde, et c’est ce rapport qui politise notre relation aux histoires : c’est pour cela que je voulais qu’il y ait trois histoires liées, qui se font face, et qui sont trois points de vue sur le même monde. Et je voulais entre les trois, installer une incertitude : on n’est jamais tout à fait sûr de ce qu’on regarde, si c’est une histoire d’amour authentique ou s’il s’agit de l’œuvre de scénaristes — et à l’intérieur de chaque histoire, qui a raison ? Quelle est la bonne histoire ? C’est cette forme kaléidoscopique qui m’a beaucoup intéressé…
Comédie
Je ne fais pas le choix de la comédie : cela s’impose à moi. J’écris des comédies aussi parce que je ne sais pas faire autre chose… Sans doute est-ce pour m’alléger moi-même, je ne sais pas… Souvent, j’essaie d’écrire des drames, mais non, je n’y arrive pas… et si je n’y arrive pas, c’est parce que je crois que c’est parce que je n’y crois pas. La pièce commence d’ailleurs ainsi, par une sorte de drame psychologique autour du couple, mais je n’ai pas pu m’empêcher que ça vrille. Peut-être est-ce parce que les choses me parviennent davantage quand une émotion chasse l’autre. Et puis, je crois à l’importance d’un théâtre populaire, ludique, au sens où les gens seraient emportés, mais pas au détriment de la densité, d’un regard sur le monde qui nous décale, qui complexifie.
Poétique de l’excès
Je viens d’une famille aveyronnaise et paysanne, un milieu où les gens s’engueulent et rient très fort — pas du tout comme dans la bourgeoisie policée. Dans ma pièce, j’ai voulu travailler sur la forme de cet excès, où en effet les dialogues de ce couple (au début en tous cas) ne sont pas farcesques, mais relève plutôt d’une forme naturaliste et psychologique. J’essaie, dans mes dernières pièces en tous cas, de travailler à une sorte de mélange : entre l’efficacité comique et la complexité des comédies plus psychologiques (à la Woody Allen ou Bacri/Jaoui…) Par exemple, le défi ici pour moi, c’est que la pièce ne tient que par le dialogue — dans un background complexe, mais sans l’expliciter : que l’histoire ne soit constituée que dans le dialogue. C’est la chose la plus difficile : faire de vrais dialogues, qui racontent des choses en eux-mêmes et avancer l’histoire sans rien expliciter.
Des influences ?
L’œuvre de Roberto Bolaño est au fil des années devenue pour moi une boite à idées — dès que je plonge dans un de ses livres, je me mets à prendre des notes…
Quel rapport entre écriture et mise en scène ?
Concernant les relations entre l’auteur et le metteur en scène, plusieurs conceptions me semblent valables : écrire loin de la scène et pour la défier, ou contraire en étroite relation avec les conditions de représentation… Quoi qu’il en soit, je trouve passionnant la mise en scène quand elle est cette recherche de solutions à partir de difficultés, et comme metteur en scène, j’aime essayer de déployer mon propre langage à partir d’un langage autre. Je sais aussi reconnaître la force des metteurs en scène qui sont de véritables régisseurs capables d’épousent la logique d’un texte, mais je peux trouver magnifique aussi le travail de ceux qui travaillent dans de très grands écarts. Pour mes textes, il y a aussi plusieurs configurations ; la configuration habituelle, c’est celle dans laquelle j’écris pour mettre en scène moi-même. Et dans ce cas, je ne travaille pas tant dans l’écart, j’ai l’impression que mes textes déterminent une certaine mise en scène. J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’autres façons de le faire.