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« Presqu’îl·e » de Pauline Sauveur • entretien avec l’autrice


« Comme une part de fragilité commune »



Presqu’îl·e, de Pauline Sauveur

Mardi 29 août 2023

lecture dirigée par Véronique Bellegarde, avec Anne Cantineau et David Gouhier

Ce texte est lauréat de l’Aide à la Création d’ARTCENA.

Entretien avec Pauline Sauveur, autrice de la pièce

Propos recueilli par Arnaud Maïsetti pour Temporairement Contemporain

L’écriture de la pièce s’est étendue sur une très longue durée, et pourrait même sembler une part de son projet, tant il paraît mettre au cœur de la composition l’enjeu du devenir. Pouvez-vous revenir sur ce processus

Pour revenir sur la genèse de ce projet au long cours, il a démarré en 2013. J’intervenais lors d’un atelier d’écriture avec des étudiants et leur enseignant. À la fin de la dernière séance, il m’a demandé : « Je vais changer de genre, est-ce que ça t’intéresserait de suivre ça, d’un point de vue artistique ? » 

J’ai répondu oui immédiatement, j’ai rajouté « texte ou photo ? » et il m’a simplement dit : « Comme tu veux ». Cette phrase a été la formule magique, qui nous a laissé envisager librement le projet. 

On n’a rien instauré de spécifique, pas de question ou de photographie rituelle pour démarrer l’entretien par exemple. L’idée, c’était de suivre son parcours. La seule chose que j’ai énoncée dès le départ, a été de ne pas prendre de notes pendant les rencontres, que j’écrirai de mémoire. On s’est vu toutes les semaines, ou tous les quinze jours en dehors des vacances scolaires, pendant presque deux ans.

Les premiers écrits ont pris assez naturellement la forme d’un journal, sur le processus de transition, avec mes propres réflexions, principalement sur la création. Le souhait d’une forme littéraire était là dès le début. C’est à partir de cette base-là qu’au bout d’un an, j’ai écrit la pièce de théâtre, qui deviendra dans sa forme actuelle, un dialogue rythmé, entre il et elle, voix intérieures d’une même personne.

En quoi ce travail a été nouveau pour vous?

La question de la transition de genre a été importante pour moi à l’adolescence, d’une façon silencieuse et un peu étrange, car je ne m’interrogeais pas sur mon propre genre. Sa proposition à fait resurgir le sujet dans la seconde, puis le projet a ouvert grand la porte à d’autres questionnements : dans mon travail de photographe d’abord. Jusque-là, je ne prenais en photo que des bâtiments, des usines, des lieux de travail, un peu des paysages, la ville, et je circulais dans les espaces. Là, je faisais face à quelqu’un, qui se tenait à bout portant. Au fur et à mesure des rencontres, j’observais aussi ma propre timidité créative, l’hésitation et pourtant l’envie réelle de faire des portraits. Ou au contraire la sensation impérieuse, qui s’est formulée dès le départ très distinctement, de vouloir écrire de mémoire, pour ne pas me disperser, pour rester au plus près, dans l’écoute. J’avais l’intuition que ce serait un protocole solide et du coup suffisant. Parfois j’écrivais plusieurs jours après, voir au bout d’une semaine. Et d’autres fois, avant même de redémarrer, à peine assise dans ma voiture encore garée dans sa rue. Pour la photographie, ça a été un apprentissage et une évolution, au point où on a fini par faire des séances mises en scènes, notamment en écho avec les photographies que je n’avais pas prises au tout début, qui d’une certaine façon me manquaient. Comme de recréer par l’image un souvenir qui n’existe pas. On a joué avec beaucoup de plaisir : le portrait aux oranges, les mains bleues, les portraits à la chaise.

Pourquoi le choix du théâtre?

J’ai eu l’occasion de réfléchir à une exposition alors que le projet était à mi-parcours (au bout d’un an, je pensais être à mi-parcours : ) Nous étions trois artistes, il y avait, Alain Gaymard, photographe et Danielle Laffitte, plasticienne. Le noir et blanc a été choisi comme fil conducteur collectif. Pour moi qui ne travaillais ce projet qu’en couleur, ça représentait une vraie expérience, même si j’avais déjà une pratique du noir et blanc à l’argentique. 

Dans les images du projet, il y avait souvent le corps, et donc la peau, ça peut être très charnel, très intime. J’avais la volonté depuis le départ de traiter le sujet avec une grande délicatesse — pas dans la provocation ou dans la démonstration, donc, la question du noir et blanc était intéressante à envisager. Cela peut rendre les images peut-être plus universelles, ça décentre un peu le sujet, et le regard.

Le théâtre est venu au détour de cette exposition. Au départ, j’ai voulu avoir un petit écran, en marge de l’accrochage, où projeter tout de même mes images en couleur, avec une bande-son au casque pour les accompagner, et comme je ne fais pas de musique j’ai pensé à un condensé de mon texte. Je voulais qu’il y ait plusieurs lecteurs, qu’on ait plusieurs tessitures et des voix qu’on identifie comme masculines ou féminines. Que toutes ces voix s’emparent de mes phrases à la première personne ; puisque j’écrivais à la première personne à la fois ses paroles et mes réflexions. Il s’agissait de continuer à travailler sur une forme à la fois unitaire et en même temps plurielle… On a fait appel à des gens qui travaillaient avec le lieu d’exposition, qui était aussi un espace de théâtre. Pour cette lecture, j’avais choisi des extraits proches de l’oralité — l’oralité est quelque chose qui me tient à cœur, elle participe à donner vie, corps et cœur au texte. L’un des lecteurs, Éric Herdalot, qui comédien et échassier, m’a dit dès la première lecture : tu devrais en faire une pièce de théâtre ! C’est lui qui a énoncé le premier cette idée de la forme théâtrale, ça m’a permis de constater comme j’en avais envie, et d’oser commencer.

Comment est venu le dialogue?

J’ai tout de suite fait appel à une metteuse en scène. Très vite elle a voulu une fable, quelque chose d’appuyé, avec le personnage qui transitionne, et en face, la photographe, candide, qui pose des questions. En parallèle, j’ai suivi une formation, animé par deux comédiens et metteurs en scène du collectif À Mots découverts, Carole Drouelle et Michel Cochet. C’était organisé en laboratoire d’écriture, échelonné sur plusieurs mois, avec six autres auteurs, et ça m’a permis d’avancer. 

Pourtant, je n’étais pas entièrement satisfaite par cette première forme, alors j’ai abandonné la « fable avec personnages » et j’ai décidé de tout réécrire, en revenant à mon envie de départ. A savoir un dialogue rythmé, qui fuse, où on perd un peu le fil de qui est qui. La forme est probablement en écho à notre dialogue initial, même si je ne posais quasiment pas de questions. C’est lui qui racontait ce qu’il vivait, ce qu’il pensait, ce qui se passait. Disons que c’était un dialogue quelque peu différé, parce que je ne parlais pas trop mais je m’appuyais sur tout ce qu’il m’avait raconté pour écrire.

Pour la pièce, j’ai voulu travailler à la fois à partir de nos échanges, au plus près de certaines phrases, tout en creusant les sujets, les étapes, et donc les scènes, et en élaguant sévèrement, en me basant sur cette idée de dualité, de quelque chose en miroir, comme le dialogue intérieur qu’on peut avoir quand on réfléchit, que les idées se superposent. Et puis, j’aime beaucoup écrire de façon à laisser du doute ou du potentiel, à décaler le sujet du verbe ou des compléments, à distordre un peu la langue. Là, clairement, j’avais aussi envie de jouer avec les adjectifs au féminin et au masculin, en mettant volontairement les phrases dans la bouche du personnage qui n’y correspond pas. J’avais été stupéfaite en mettant la première fois mes notes au propre sur l’ordinateur, que ménauposé ne pouvait pas être au masculin, donc que le logiciel et les humains derrière tout ça, ne pouvaient même pas envisager une phrase comme : un corps ménauposé. Je trouvais ça dingue. Et j’imaginais que d’entendre un comédien parler de son utérus par exemple, de ses seins, nous réveillerait un peu les oreilles.

C’est donc un dialogue intérieur qui oscille, qui a navigué depuis un échange antérieur se rapportant à lui et moi, et à l’autre bout de l’expérience, entre le masculin et le féminin, d’où deux personnages anonymes, il et elle.

Ce déplacement existe aussi dans la pièce : entre le début et la fin, quelque chose a changé, et c’est la personne même… 

Je m’étais interrogée au tout début : je suis en train de faire connaissance avec quelqu’un qui ne sera pas le même à la fin, est-ce que je vais perdre quelque chose ? Puis la question s’est dissoute d’elle-même, il n’y avait rien à perdre. Et même, je me disais, on devrait accorder ça à ceux qui nous entourent, aux inconnus, et sûrement plus encore, à nos proches (dont on peut avoir la tentation de penser que c’est bon, on les connait) on devrait leur accorder le droit d’évoluer, de ne pas correspondre à nos attentes. Et comprendre qu’autoriser l’autre c’est tout autant s’autoriser soi, à aller vers ce qui nous convient.

La question des genres et de leurs constructions (sociales, intimes, politiques) anime largement ce quon nomme «le débat public», jusqu’à se poser en sujet de société majeur propice à des affrontements parfois violents, à des prises de position idéologiques marquées. Que peut, selon vous, le théâtre (art de lincarnation et des transformations, des jeux avec les identités et les masques), face (et dans) ce «débat»

J’imagine que le stress épouvantable que certains éprouvent face à ce sujet vient d’une inquiétude intérieure, démesurée. Comme si l’évidence du genre de l’autre était un dû : je dois savoir, je refuse l’incertitude. Vaste sujet.

Pour moi, au premier abord, le théâtre, c’est avant tout du jeu. Il suffit de dire que ce personnage, c’est il ou elle, et le personnage existe… C’est jouissif en un sens, comme s’il suffisait de le décréter. Comme quand on est enfant : on dirait qu’on serait dans une cabane , et on y est. Après, l’enjeu du texte, c’est d’être puissamment dans sa logique, c’est ce qui m’a marqué lors de la formation. Une des autrices présentes écrivait une pièce qui relevait du théâtre de l’absurde, c’était très intéressant de comprendre la grande rigueur que cela demandait. On saute à pieds joints quelque part, et après c’est à l’auteur, l’autrice, de faire en sorte qu’on ne tombe pas de la passerelle, qu’on y croit tout le long. Avec toute la liberté de contredire son propos si c’est le but, par malice, choix, nécessité. Le théâtre est intéressant aussi par sa puissance humble : celle du langage, des mots, donc de la littérature, mais aussi de la voix, des corps et d’un décor plus ou moins rudimentaire. D’une certaine façon je rattacherais ça à la force passive de et dans l’architecture : par exemple il suffit d’un muret à bonne hauteur et on s’assoit sans avoir besoin d’un mode d’emploi. C’est-à-dire qu’on s’appuie sur une invitation, concrète, sur ce qui est induit, envisagé pour l’usage et pourtant libre (à nouveau). 

Les formes qui me bouleversement le plus, et le plus souvent par surprise, sont la danse et les performances, probablement parce qu’il n’y a plus le texte, et que c’est vraiment un ou des corps, là sous nos yeux, qu’on ne peut ignorer, à moins de fuir. Le théâtre vient assembler cette force-là avec le plaisir des mots et de l’écriture.

Ce qui frappe, dans la pièce, cest la tension entre lextrême douceur du «personnage » et la violence à laquelle souvent il fait face, cest aussi lattention précise au quotidien qui sinscrit dans la longue durée de ce quon peut projeter des identités immuables : ici encore, vous semblez écrire sur un fil, refusant à chaque fois les positions données pour prendre plutôt la mesure de la fragilité, de l’équilibre toujours instable, du pas à pas. En cela, l’écriture dramatique de votre point de vue a-t-elle à voir avec ce que traverse finalement le « personnage » de la pièce ?

Comme je le disais, le sujet du changement de genre m’a beaucoup touché au début de l’adolescence. Au début, c’était de l’ordre de l’imaginaire, puis j’ai compris que ça pouvait être réel, que des personnes entamaient ce type de parcours, et je trouvais ça incroyable et immensément respectable. J’ai été très attentive au sujet, suivant tel ou tel reportage à la télé, telle interview à la radio. Puis, je suis tombée sur Le royaume interdit, roman de Rose Tremain, dont j’avais lu d’autres livres précédemment, et qui m’a vraiment marquée. Il raconte le parcours d’une petite fille persuadée d’être un garçon. Ou est-ce que c’était l’inverse ? Je ne sais plus, mais ça n’a pas tant d’importance (après vérification c’est bien une fille devenant garçon). Je ne sais pas comment le livre a vieilli, mais l’important pour moi, c’était cette histoire à la première personne, c’était la force, la conviction, la nécessité que ressent le personnage, que l’autrice réussit à créer. Elle me démontrait en même temps la puissance de la littérature. C’est ce livre qui a clos d’une certaine façon mon extrême attention, après je suis passée à autre chose. 

Ce qui me touche dans le sujet, c’est vraiment la question de la liberté, celle d’être soi, celle d’avancer, de changer, d’évoluer — et ça, ça me concerne. Comme une part de fragilité commune, il y a tant de fois où je ne me suis pas sentie libre.

Presqu’îl-e, le texte littéraire, raconte le parcours transgenre d’une personne, sans être un témoignage ou un reportage, avec, entremêlé, les questions que ça a réveillé sur le genre bien sûr, mais aussi sur mon rapport à la photographie, à l’écriture, à la littérature. Et la forme théâtrale m’a permis d’y revenir, d’une autre façon encore, d’épurer l’histoire, de me détacher du réel de la personne, du risque du reportage (que je cherchais vraiment à éviter) tout en restant sur un parcours singulier, en gardant le concret, le quotidien. 

Quels retours en avez-vous eus ?

Avant d’obtenir l’aide Artcena au printemps 2022, très peu de personnes avait lu la pièce. Je n’avais pas eu de retour des éditeurs à qui j’adressais tout juste le manuscrit. En fait, la fois où j’ai assisté à la journée de répétition, où j’ai vu Véronique Bellegarde et les deux comédiens, Anne Cantineau et David Gouhier, avec le musicien, Philippe Thibault, c’était une grande joie, parce que c’était aussi la première fois qu’on me parlait de mon texte, et même que je l’entendais…

Après une telle traversée, quels regards portez-vous désormais sur la situation des hommes et des femmes qui entreprennent cette démarche ?

Maintenant, j’en parle avec plaisir, avec plus de recul aussi. J’ai longtemps été prise dans l’émotion quand j’évoquais ce sujet… Qu’est-ce qu’être libre de ses choix, d’avancer ? Et ce, à tous les niveaux que ce soit philosophique ou trivial… Surtout, je pense que ces questions-là sont avant tout intimes et concernent ceux et celles qui sont concernées. C’est pour ça que les avis extérieurs négatifs, me semblent violents et affreusement à côté de la plaque. C’est avant tout une question intime et personnelle. Il y a bien sûr une dimension qui se tourne vers la société, mais comme pour tout le monde : on se définit aussi par rapport aux autres, pour que les autres comprennent qui on est. C’est le point universel et commun. Et je trouve atroce de lire à propos du changement de genre que ce serait une « mode » ; ça m’insupporte. Voir émerger une question dans la société ne la réduit pas à une « mode ». C’est vraiment la marque d’une incompréhension et d’une incompétence intellectuelle.  Il suffit de réfléchir cinq minutes, face aux difficultés et aux discriminations si repandues, pour comprendre qu’entamer un tel parcours est le fruit d’une décision réelle, complexe et personnelle, d’un cheminement, d’un impératif qui appartient totalement à la personne. Donc, respect absolu des choix et des manières de faire, et de ne pas faire, avec la définition du genre de chacun. 

Quand avez-vous su que l’échange était fini ?

Il a proposé d’arrêter le projet à l’obtention de ses nouveaux papiers d’identité. J’ai trouvé que c’était une belle idée. Le processus de changement prend sûrement plus de temps que ça, suivant ce qu’on attend, ce qu’on souhaite, ce qu’on ressent. Et finalement, nous tous, les uns comme les autres, on n’a jamais fini d’évoluer : chacun continue de devenir ce qu’il ou elle est, d’avancer vers ce que l’on souhaite, je crois. 

Une fois ses papiers obtenus, je me suis dit surtout, que maintenant, on allait pouvoir être pleinement amis.