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« Cet air infini » de Lluïsa Cunillé • Entretien avec Laurent Gallardo


« Le face-à-face de deux solitudes »



Cet air infini, de Luïsa Cunillé (Espagne)

Vendredi 25 août 2023

Lecture dirigée par Véronique Bellegarde, avec Géraldine Martineau et Jackee Toto, musique Hervé Legeay

La traduction du texte est une commande de la Mousson d’Été

Entretien avec Laurent Gallardo, traducteur de la pièce

Propos recueilli par Arnaud Maïsetti pour Temporairement Contemporain

Comment comprendre le titre?

« Cet air infini » est en fait un fragment directement issu d’un poème de Pedro Salinas (1891 – 1951), poète de la Generación del 27, dont le titre est Civitas dei. Il s’agit d’un poème aux accents dystopiques qui évoque l’espace urbain moderne, désincarné et déshumanisé, où règne le vide. Cette évocation pourrait être une clé de lecture de la pièce dans son rapport à l’espace. La ville qui y est décrite semble de toute évidence un territoire qui n’est plus ancré dans rien et paraît voué à une sorte de construction infinie qui la détruit et inversement où elle se construit dans la destruction. 

Pour un Catalan, cette ville construite et détruite ad nauseam  rappelle immédiatement Barcelone, qui a connu de grandes métamorphoses en 1992, année des Jeux olympiques, qui ont engendré d’immenses transformations. Le choix avait alors été de détruire un grand nombre de quartiers et de les reconstruire dans de toutes nouvelles reconfigurations — ces transformations avaient déjà été le sujet d’une pièce de l’autrice : Barcelona, mapa d’ombres [paru en français sous le titre de Barcelone, paysage d’ombre, aux éditions de l’Amandier en 2011, traduit du catalan par Laurent Gallardo]. C’est en partie cela l’enjeu de la pièce : que se passe-t-il quant à l’identité des êtres lorsque s’efface l’identité d’un territoire ? Car on peut lire des liens entre les identités kaléidoscopiques du personnage féminin (qui passe de la figure d’Électre à celle de Phèdre, de Médée, et d’Antigone…) et les identités changeantes de la ville… De fait, s’exprime là une forme de critique de cette post-modernité urbaine qui conduit à effacer l’ancrage d’un territoire. Mais il ne s’agit pas pour autant de la défense d’un discours conservateur, qui voudrait maintenir les identités (urbaines, collectives et individuelles) immuables. Cette critique des transformations urbaines à partir de ce tournant de 1992 a été perçue comme la toute dernière étape de ce qu’on appelle en Espagne « la transition démocratique » qui s’est alors fondée sur un pacte d’oubli : il s’agissait d’oublier le franquisme pour se projeter dans l’avenir et ses promesses de modernité. De toute évidence, il y a eu, dans les requalifications notamment de la Passeig Marítim — quartier d’abord industriel, où vivait une importante communauté gitane — une même volonté de faire table rase. On a fait alors comme s’il n’y avait rien. Dès lors, la question pour l’autrice ne consiste pas à se demander s’il faut ou non reconstruire, mais à s’interroger sur l’effacement des traces et de la mémoire collective. C’est en tous cas l’une des approches politiques de ce texte. À ce titre, pour moi, le personnage principal, c’est la ville en tant qu’elle peut être un miroir des deux autres figures qui éprouvent un problème avec leur propre identité parce qu’elles ne s’ancrent plus dans rien.

Cette lecture est d’autant plus précieuse, qu’il est généralement admis que les travaux de modernisation de la ville de Barcelone en 1992 ont été reconnus en Europe par les pouvoirs publics comme une grande réussite et à ce titre Barcelone a pu paraître comme un modèle pour les autres grandes villes occidentales — ce qu’on appelle «requalification urbaine» qui vise autant à refaçonner la ville qu’à régler souvent brutalement et implicitement les enjeux sociaux qui en découlent : et qu’une requalification d’un quartier populaire ne va souvent pas sans un projet plus ou moins assumé de gentrification avec expulsion des populations locales… Ainsi cette pièce peut se lire au-delà du cas barcelonais comme une manière de regarder cette histoire contemporaine de la ville…

Oui, et cela repose en partie sur le personnage de l’ouvrier immigré — Ulysse — et le leurre qu’il figure. Son problème est insoluble : soit il rentre, et c’est impossible, car il est parti depuis tellement longtemps qu’il ne retrouvera plus son pays et ses proches comme il les a laissés ; soit il reste ici, et c’est impossible aussi, car jamais il ne ne s’enracinera dans cette nouvelle ville qu’il a pourtant bâtie de ses mains, puisqu’on ne reconnaît pas ce travail et il sera toujours considéré comme un migrant. 

C’est là encore que se joue la dimension politique de la pièce : car qui a construit la ville nouvelle ? Ce sont les migrants. La pièce témoigne de ce moment où, après les années 1980 durant lesquelles l’Espagne était surtout un pays d’émigration, elle devient un pays d’immigration, parce qu’on a alors besoin de main d’œuvre afin de construire cette nouvelle ville. Sans parler « d’intégration », qui serait un terme qui ne convient pas en Espagne, la question serait : que fait-on des migrants qui construisent les villes modernes ? La pièce tâche de la poser à l’aune des mythes occidentaux, et notamment  du mythe fondateur de la culture européenne qu’est l’Odyssée. Ce que fait Lluïsa Cunillé, c’est poser ainsi la question de l’effacement des traces. Elle montre ainsi une continuité entre le destin des migrants et la trajectoire de nos propres mythes. 

Je dirais cependant que cette écriture est politique dans les questions qu’elle pose autant qu’apolitique dans son refus d’y répondre. Elle ne nous dit en effet pas comment penser le monde, mais nous met face au questionnement de notre identité et de notre réalité contemporaine.

Cette question, qui s’adosse à la Barcelone des années 90, pourrait en effet s’adresser à ce qui se passe par exemple à Paris, dans la préparation des Jeux prochains — et où, ici encore, la main-d’œuvre migrante est surexploitée, tandis qu’une certaine indifférence règne au sujet des drames qui se joue en Méditerranée et dans la Manche… 

À cet égard, la pièce se fonde sur un jeu d’ombre et de lumière — et l’essai de Jun’ichiro Tanizaki, Éloge de l’ombre, est une référence importante pour comprendre l’autrice —, où il s’agit de mettre en lumière le destin de ceux qu’on ne voit pas. Mais comment y parvenir ? Certes pas en mettant en scène un migrant, et en l’observant d’en haut, ce qui reconduirait le cliché, mais en proposant une perspective de lecture différente : il s’agit d’interroger les mythes occidentaux via le drame des migrants qui traversent la Méditerranée et inversement d’éclairer autrement ce drame via ce regard sur les mythes. 

Lorsque fut écrit et publié Cet air infini, en 2010, cette question des migrants était très sensible : la pièce interroge l’invisibilité de ces destins. Souvent, dans le discours médiatique et politique, on préfère ne pas se poser la question de ce qui se passe en Méditerranée, mais c’est nier l’importance de ce lieu qui est au fondement de notre civilisation occidentale…

En 1992, deux discours s’opposaient en Espagne. L’un défendait une postmodernité néolibérale, celle qui menait à bien la révolution urbaine (conduite notamment par le Parti socialiste au pouvoir alors à Barcelone, par exemple), et l’autre en proposait une critique sous la forme d’une éthique de la résistance, et affirmait, en somme, que si nous sommes de fait postmodernes et postfranquistes, nous devons construire à cet égard un discours critique de cette postmodernité néolibérale. Pour Cunillé, il ne s’agit pas pour autant de revenir à la pièce bien faite — la pièce relève pour ainsi dire d’une esthétique postmoderne —, mais en refusant de nous dire comment est la réalité, elle vise à nous faire douter de cette dernière. « On ne devrait jamais dire une chaise mais une peut-être chaise » disait souvent Régy, reprenant cette phrase de Wittgenstein : le théâtre de Cunillé, consiste à mettre en scène ce « peut-être », et invite ainsi le spectateur à penser que la réalité se loge dans ce peut-être.

La ville, c’est donc Barcelone et toutes les autres?

Quand on est un spectateur catalan, on reconnaît en effet assez facilement Barcelone. La ville n’est évidemment jamais citée, mais cette idée de quartier qu’on est en train de détruire sans s’inquiéter de ce qu’il était avant, sans se poser la question des traces, c’est ce qui définit Barcelone depuis 1992. De ce point de vue, c’est une pièce qui nous parle de ce qu’est l’Europe aujourd’hui, parce que cette reconfiguration de l’espace, cet effacement des traces et cette non-visibilité des populations qui aident à construire ces nouvelles villes, c’est ce qui définit aussi l’Europe. J’ai l’impression que Cunillé va chercher quelque chose qui est extrêmement singulier et spécifique, propre à une certaine Catalogne, mais plus on va chercher le particulier plus on touche à l’essence-même de ce que nous sommes en tant que société occidentale.

Le personnage féminin — via Médée, Antigone ou Électre — fait de nombreuses allusions à une situation politique faite de violence : le terrorisme par exemple…

On ne peut pas oublier que l’Espagne contemporaine est lourdement marquée par le terrorisme de l’ETA, qui est une constante politique jusque dans les années 2010, et qu’à cela s’est ajouté le climat post-11 septembre — l’Espagne a été durement frappée le 11 mars 2004 par l’attentat de la Gare d’Atocha commis par Al-Qaïda. 

Au-delà de cela, pour moi, le personnage féminin (ou plus exactement les personnages féminins de la pièce), témoigne de celles et ceux qui ont une vie invivable. Quand on est Médée, qu’on a tué ses enfants et qu’on sort de prison :,qu’est-ce qui se passe après ? La clé, on peut peut-être la trouver dans la dernière réplique de la pièce : « Tu as choisi de vivre et moi de mourir. » Elle meurt tout en restant vivante. C’est la définition même de l’invivable. C’est ce qui fonde la tragédie de ces personnages : ils ont décidé de se situer au-delà de l’acceptable sociable. Electre, c’est celle qui déteste sa mère ; Phèdre, celle qui dénonce injustement l’homme qu’elle désire ; Médée, celle qui a tué ses enfants ; Antigone, celle qui va défendre son frère jusque dans le terrorisme… Ces partis-pris vont tous dans le sens d’un écart par rapport à la norme sociale. Alors que Lui, son destin, ce serait plutôt le contraire : il commence d’ailleurs par proposer une définition négative de ce qu’il ne doit pas faire, pour poser la question du retour — et finalement, il décide de rester. Mais partir ou rester, c’est tout autant impossible pour lui, parce que, ce qui le définit aux yeux des autres, c’est sa condition de migrant arraché à sa terre et ne pouvant plus s’ancrer dans rien C’est là que reside la dimension tragique des deux personnages : il n’y a pas de retour en arrière pour eux les deux. 

D’une certaine manière, si la pièce se présente sous la forme d’un dialogue, elle met surtout face à face deux solitudes. Car il n’y a pas de véritable échange ; les personnages se reconnaissent tout simplement dans l’écart qui les fonde –  Elle, par choix, et Lui, par nécessité. Mais l’échange n’est peut-être pas possible.

On peut ainsi y lire une forme de tragique pour aujourd’hui.  

Les positionnements des personnages posent en effet une question éthique fondamentale. Antigone, par rapport à l’acte terroriste de son frère, est dans un positionnement ambigu. Mais c’est justement parce que la pièce pose la question du jugement qu’elle ne juge pas. Sans doute voudrait-Elle être vue autrement que comme on la voit. C’est ici qu’il y a de nouveau un jeu entre la lumière et l’obscurité, la visibilité et l’invisibilité. 

Il y a deux façons de comprendre ces changements d’identité : soit ils reproduisent la structure même de l’Odyssée, ponctuée de rencontres avec différentes figures qui permettent à Ulysse lui aussi de changer ; soit il s’agit de la répétition d’une même rencontre sans que rien n’avance : se rejouerait alors l’impossibilité d’un véritable échange. On peut ainsi constater qu’ils se parlent depuis un écart par rapport à la norme sociale, écart qui ne mène à rien – Elle est mue par une pulsion de mort ; Lui par une pulsion de vie ; Lui voudrait être reconnu comme vivant même si socialement il est mort ; Elle voudrait être morte, mais elle est toujours vivante. Ce sont ces deux forces contraires qui animent la pièce. 

Quel est votre regard de traducteur sur la langue de l’autrice ?

Dans Massacre, une de ses pièces récentes [publié en France aux Solitaires intempestifs en 2020, dans une traduction de Laurent Gallardo], règne davantage de silence, mais cela revient au même : s’il y a du signifiant, le signifié est toujours à construire. La référence de l’autrice est ici Kafka : la rencontre serait une sorte de parabole de quelque chose qui reste énigmatique, en suspens… L’autrice ne parle ainsi jamais de son œuvre, y compris avec son traducteur, elle ne parle jamais du sens de son texte, et c’est tout à fait compréhensible, car il y aurait quelque chose de contradictoire, puisque l’objet même de la pièce est celui d’une ouverture du sens : le révéler le fermerait et annulerait sa portée. Bien sûr, quand on est traducteur, on est obligé de trancher, mais on prend soin aussi de faire des choix permettant de conserver l’ouverture du sens qu’on trouve dans le texte original. 

D’ailleurs, on le voit bien dans ce texte-là, avant même le premier mot, avec la liste des personnages : ce n’est pas tout à fait pareil de la lire ou de ne pas la lire. Si on la lit, on identifie d’emblée les personnages aux mythes ; si on ne la lit pas, on pourrait les reconnaître, et il existe quelques indices qui nous mettent sur la voie, mais pas forcément… La lecture change en fonction de ce savoir-là, et c’est au metteur en scène de décider si on dit ou non ces noms de personnages.

Si on voit le migrant par ce que nous en disent les médias (autant dire un sous-homme), on ne le voit pas vraiment ; si on le lit à l’aune de l’odyssée d’Ulysse, on commence à le voir. C’est ce rapport au visible et à l’invisible par le biais de la reconnaissance qui donne une dimension politique à la pièce… C’est là où c’est intéressant, parce que l’autrice aurait pu écrire l’histoire d’un Ulysse des temps modernes, mais elle ne le fait pas. Cela a plus à voir avec le changement du regard qu’avec le changement du personnage.

J’ajoute une remarque personnelle : ce qui est dit du rapport à l’identité me touche particulièrement, moi, petit-fils d’immigrés et d’exilés espagnols. Se dit là quelque chose sur l’identité liée à l’exil, qui se fonde sur l’arrachement au territoire plus qu’à l’ancrage dans celui-ci… Et cela me parle beaucoup en tant que traducteur, en tant qu’exilé des langues, et doit aussi parler à ceux dont l’identité est marquée par l’expérience de l’exil. L’autrice dit quelque chose de très sensible sur ce point.

Je note d’ailleurs que c’est une rare pièce de l’autrice écrite en espagnol, alors que d’habitude elle écrit en catalan – ce changement de langue a-t-il à voir avec cette question du changement de personnage, d’identité, avec l’exil aussi, et avec une forme d’étrangeté ? En tout cas, je peux constater que par rapport à ses autres pièces, ce changement de langue suscite indubitablement un changement de dramaturgie, comme si écrire dans une autre langue invitait nécessairement à écrire différemment et à voir le monde autrement.