Entretien avec Guillaume Durieux
Propos recueillis par Julie Douet-Zingano
Un cabaret pour un avenir
À propos d’Hymne à la jeunesse démocratique, de Serhiy Jadan
Lecture dirigée par Guillaume Durieux,
avec Éric Berger, Morgane Deman, Sébastien Eveno, Philippe Fretun, Étienne Galharague, Cyril Hériard Dubreuil, Adil Mekki, Julie Pilod et Alexiane Torrès, musique Philippe Thibault
Le texte est publié aux éditions L’Espace d’un Instant.
Comment s’est faite ta rencontre avec ce texte ?
Véronique m’a proposé la lecture de cette pièce que j’ai découverte, je ne connaissais pas cet auteur. Jadan est très important en Ukraine, il a été une figure de l’avant-garde, un poète, un universitaire, un romancier, un auteur dramatique et un chanteur de rock, avec son groupe « Zhadan i Sobaky ». L’Hymne à la jeunesse démocratique est tiré de plusieurs nouvelles écrites auparavant. Cela donne une pièce baroque que j’ai voulu ramener à l’origine de ce qu’il est lui, à savoir un rockeur et d’en faire un cabaret. C’est très intelligent de la part du comité de lecture de ne pas avoir pris une pièce qui traiterait directement de la guerre. Je dirai que L’Hymne… expose tous les tenants et aboutissants de ce qui va constituer l’identité ukrainienne. L’indépendance de l’Ukraine date de 1991, c’est un pays, on le sait, dont l’identité a été niée par le bloc de l’Est et qui a toujours été en quête d’un réveil de son identité. En 2006 (quand la pièce a été écrite), on observe beaucoup de mouvements pour ressusciter la folk. La tradition chantée est extrêmement importante, elle été une force de résistance pour entretenir la flamme de l’identité ukrainienne. Il faut comprendre qu’il était interdit de parler les langues vernaculaires, comme l’ukrainien, pendant des décennies en URSS. Après 1991, il y a un grand désir de la part de la jeunesse de raviver ce sentiment, qui peut être perçu au delà d’un patriotisme comme une forme de nationalisme.
C’est vrai qu’il y a en Ukraine une extrême droite, ce qui ne veut pas dire que le gouvernement en place soit d’extrême droite : il ne l’est pas. Il n’est pas xénophobe, il n’est pas antisémite. Mais il y a un vrai problème sur la question de l’homophobie. Il y a un rapport datant de 2020 de l’OFPRA très alarmant sur la condition des minorités sexuelles en Ukraine, où on voit très clairement les crimes commis par ces groupes d’extrême droite. En exemple, un réveillon du nouvel an 2021 : une centaine de militant·e·s LGBT ont été enfermé·e·s dans le local dans lequel iels fêtaient la nouvelle année et des gens ont jeté des cocktails molotov, des gaz lacrymogènes dans la boîte de nuit. C’est de ça qu’on parle. À la Gay Pride de 2021, il y avait 300 personnes encadrées par 500 policiers pour éviter le émeutes. Donc la situation de l’homophobie est absolument catastrophique en Ukraine, et la pièce traite de cela.
Parce que c’est l’histoire de jeunes gens qui sont en déshérence totale, à cause du système mafieux extrêmement influent. L’auteur s’inquiète aussi de l’arrivée de l’ultra-libéralisme, c’est-à-dire qu’on quitte un régime mafieux pour quelque chose qui peut aussi s’envisager comme un régime mafieux surtout quand un pays n’est pas près démocratiquement à s’opposer au mouvement de l’ultra-libéralisme, qui peut tout à fait se déclencher là-bas. Une mafia pour une autre, c’est ce que Jadan expose. Et ces deux jeunes gens, à force de petits coups à droite à gauche un peu merdiques, décident de se lancer dans l’ouverture d’une boîte de nuit et là ils rencontrent un impresario totalement véreux qui leur dit « écoutez’ moi j’ai une idée formidable pour vous, vous allez ouvrir un club gay.» Je trouve l’auteur est très habile. Il me semble avoir une bonne dose d’ironie sans tomber dans le cynisme, c’est à dire que c’est une pièce qui peut aussi être vue par des homophobes. Je pense qu’un homophobe de base peut se taper les mains sur les cuisses en se disant « haha qu’est-ce que c’est drôle, ils vont ouvrir une boite gay au milieu de… ». Il est habile avec cela parce qu’il arrive à embarquer tout le monde. J’ai des ami·e·s dans l’avant-garde en Ukraine qui ne le considèrent plus comme étant une figure importante. Mais c’est un progressiste. Évidemment, il y a un discours progressiste qui apparaît à deux moments chez des personnages qui viennent revendiquer la nécessité de reconnaitre en chacun ce qu’il est, sans avoir besoin de passer par la discrimination. Mais en même temps, l’auteur manoeuvre pour faire en sorte que le public ne sorte pas. Et qu’il soit en mesure d’entendre ce qu’il a besoin d’entendre. Je perçois chez lui une réelle inquiétude sur ces questions, il va réunir dans la pièce toutes les forces en présence puisque dans cette boîte de nuit le soir de l’inauguration (parce qu’ils ont fait des manigances avec le ministère de la culture qui, en échange de reconnaitre le statut particulier de cette boîte, un peu comme une Association loi 1901, qui permettrait de ne pas payer d’impôts, leur dit d’accord, mais à condition que vous invitiez des représentants de ce patriotisme qui flirte quand même très fort avec l’extrême droite).
On se retrouve avec une soirée où il y a à la fois le désir et la présence d’une ouverture, au travers des revendications des minorités sexuelles et en même temps les représentants d’une pensée réactionnaire, dure. À l’époque, ce sentiment patriotique s’exprime au travers du réveil de la folk mais aussi des toiles brodées. C’est un peu compliqué pour nous à comprendre, mais il y a un costume traditionnel ukrainien et, à la manière du Tea Party, des week-ends ont été organisés où des gens se retrouvaient pour réveiller la folk, les danses traditionnelles et broder ces vêtements. Donc ce sont des pratiques apparement inoffensives mais qui paradoxalement ont pu être soutenues par l’URSS par le passé au moyen de subventions et qui s’approchent depuis 1991 d’une forme de nationalisme. Aujourd’hui c’est difficile à entendre parce que ce nationalisme est devenu l’identité de la résistance, qui est absolument nécessaire. Toujours est-il qu’en 2006, Jadan met en présence les différentes forces avec lesquelles la jeunesse ukrainienne va devoir composer pour parvenir au progressisme souhaité ou à un avenir possible. C’est un peu cela, la pièce.
Il y a aussi un autre enjeu avec le personnage du révérend. Le pays a été complètement dé-religiosisé par l’URSS. Il était interdit, comme dans tout le bloc soviétique, de pratiquer une quelconque religion et à partir de 1991 comme il est re-devenu possible d’avoir une religion, il y a eu un essor du protestantisme. Des protestants du monde entier et de nombreux évangélistes sont arrivés en Ukraine comme sur une terre à conquérir. Ce personnage venu d’Australie est justement là pour chercher de la clientèle, pour évangéliser. Il n’est pas américain, il est australien, mais c’est aussi à travers la religion que l’on perçoit la critique contre un ultra-libéralisme qui s’installe sans rien comprendre aux codes du pays. On sent que l’Ukraine devient un pays que l’on doit investir, que l’on soit religieux, mafieux, d’extrême droite ou militant LGBT. Tous ces mouvements se mettent en place et ce qui est très drôle dans la pièce, c’est que l’auteur place tout cela au cours d’une même soirée, de l’ouverture de la première boîte gay. C’est un théâtre de l’absurde, du grotesque, on est là pour rire. C’est une tragi-comédie, j’aime bien dire que ce qui est tragique c’est que ce soit une comédie.
Enfin, il y a une troisième fable, une histoire d’amour, que je trouve absolument remarquable, très touchante, qui nous raconte beaucoup de la situation dans laquelle se trouve l’Ukraine aujourd’hui. On a un couple qui ne parvient pas à s’engager même s’ils sont très amoureux l’un de l’autre parce que finalement, ils ont très peur de l’avenir. C’est ce que je disais aux acteurs, c’est un peu comme un couple qui se dirait « bon eh bien on se marie, oui, mais tu pars au front demain ». Qu’est-ce que ça veut dire, est-ce qu’on est en mesure de faire exister entre nous un quelconque amour quand on sait qu’on est menacés de mort ? En même temps, c’est une figure assez rock du couple, on pourrait penser à Kurt Cobain et Courtney Love, une espèce de relation où si la mort ne fait pas partie de l’amour, alors, de toute façon, ça n’a pas de goût. Ils traversent cet amour-là en le sublimant parce qu’ils ont cette angoisse de la mort et en même temps cela les place dans une impossibilité de l’engagement. Ce qui raconte aussi beaucoup de l’Ukraine. La pièce est un peu mal ficelée, du fait que ce soient des nouvelles réunies qui se télescopent. Il y a des choses que l’on ne comprend pas forcément, ça passe parfois du coq à l’âne, d’autant plus que l’on n’a pas tous les codes ici. Évidemment quand arrive ce projet de faire venir les toiles brodées au sein de la boÎte de nuit, les ukrainiens éclatent de rire, pour nous, c’est un peu plus compliqué. Mais il y a certaines images qui vont pouvoir nous raccorder à la pièce et mon envie avec ce texte — et c’est pour cela que j’ai poussé vers le cabaret — était d’opposer à la situation tragique, un rire fou, une espèce d’énergie du désespoir qui pourrait se traduire par une surenchère de sons. J’ai mis beaucoup de musique dans la mise en lecture, précisément, parce qu’il s’agit d’un hymne.
Pour revenir aux personnages, je pense que Goga et Sanytch, les deux personnages principaux, sont deux personnages très pudiques qui sont homophobes parce qu’on l’est (dans cette société). Et qui vont se confronter à l’altérité au travers de l’ouverture de cette boîte de nuit et de la rencontre avec le médecin. Ce sont des gens pris dans ce qui serait à penser, ce qui se doit de penser sur la question de la virilité, de la masculinité mais ils n’ont jamais fait l’expérience de l’autre. Là c’est assez troublant de voir comment finalement, c’est un peu vers cela que l’on a orienté le travail avec les acteurs, ils découvrent quelque chose. Ils découvrent qu’il est possible de considérer que l’autre a deux bras, deux jambes, un cerveau et une sexualité qui lui appartient entièrement sans qu’on ressente le besoin de la juger. Mais cela ne peut se faire que grâce à l’expérience. Donc oui, ce sont des personnages pudiques. Ils le sont aussi sur leur propre relation amoureuse, notamment entre Sanytch et Marta,qui ont beaucoup de mal à se dire leurs sentiments. Cette pièce raconte à quel point ces personnages ont de la difficulté à se définir, parce qu’en 2006 en Ukraine se définir vis à vis de tous les enjeux qui sont présents, c’est extrêmement difficile quand tu n’as en plus, comme seule alternative, qu’inventer ta survie. Donc je crois qu’il est plutôt balaise comme type. « Survivre et aimer » (une expression que l’on retrouve dans une nouvelle de Jadan), c’est aussi aimer l’Ukraine. Aimer son avenir. Aimer ce qu’elle pourrait devenir. Et en même temps, par cette histoire d’amour, la menace est toujours présente. Et puis, aujourd’hui, on est au-delà de l’horreur.
Tu l’as dit, il s’agit d’une pièce ancrée dans les problématiques spécifiques à l’Ukraine, au peuple ukrainien, à l’idée de nation, comment as-tu trouvé ta porte d’entrée dans ce texte, comment l’amènes-tu en France ?
Finalement, je ne l’amène pas en France. Ça se passe à Kharkiv et ça reste à Kharkiv. Il y a des pièces qu’on peut traduire mais qui ne sont pas transposables. Mais bien sûr si l’on pense à la montée des idées réactionnaires qui sont partout, on n’est pas loin d’un certain état dans lequel se trouve l’Europe aujourd’hui. Il faut soutenir absolument l’Ukraine pour qu’elle puisse avoir la liberté de voter comme elle l’entend. Il va y avoir des tensions en Europe, il y en a déjà en Hongrie, en Pologne. On sait qu’il y a un sentiment identitaire très fort qui s’explique, qui se comprend. Quand tu es l’enfant, le petit-enfant de parents qui n’ont pas eu le droit de parler leur langue, qui ont été interdits de pratiquer leur culte, évidemment que derrière il y a une réaction. Et comment l’Europe va composer avec cela?… À ce titre, je trouve la pièce très européenne. Elle n’a pas besoin d’être transposée pour devenir une caisse de résonance avec nous. On n’en a pas fini avec ces questions, bien au contraire.
Pourrais-tu nous parler un peu plus du choix du cabaret, de la musique pour cette mise en lecture ?
C’est induit dans l’écriture par le baroque, l’absurde et par le fait qu’il vienne du rock’n’roll. Alors, il faut quand même préciser que depuis le début du conflit, Jadan n’a pas quitté Kharkiv. Il dit une chose très belle, dans l’une des nouvelles, c’est que dans les années 2000, un jeune n’a que deux choses qu’il soit en mesure de faire, « aimer et survivre ». Les deux seules choses qui lui sont accordées. Survivre, le spectacle dit bien à quel point il y a un état de petite débrouille – ce sont des petites frappes. À un moment, le protagoniste travaille auprès des Boxeurs pour la Justice, j’ai vérifié auprès d’amies ukrainiennes, c’est quelque chose qui existe, une ironie évidemment parce que ce sont des jeunes gens qui boxaient pour partir faire des compétitions en Biélorussie, en Pologne, en Roumanie ou en Hongrie pour faire en réalité du traffic d’électroménager. Il y a depuis longtemps une mafia monstrueuse qui est extrêmement présente, qui s’arrangeait pas si mal avec l’URSS et qui aujourd’hui peut s’arranger très bien avec l’ultra-libéralisme. C’est un peu ce que nous dit Jadan. Comment sortir de tout cela ? Je n’en sais rien. Enfin, c’est toujours mieux quand on chante. J’ai lu des articles sur la pièce au moment de la création, dans un journal qui m’a semblé plutôt réactionnaire qui disait quelque chose comme « enfin Jadan arrête de dire des gros mots ». Je pense qu’au moment de la production de ce spectacle, on l’a un peu canalisé. Ou il a du négocier, ce qu’il ne semble pas faire d’habitude avec ses oeuvres puisqu’il a quand même un roman qui s’appelle Anarchy in the UKR, UKR étant l’Ukraine.
Comment se sont passées les répétitions avec les comédiennes et les comédiens ces derniers jours ?
Très joyeusement. Encore une fois, je me suis dit que j’avais bien trop d’idées. Je vais faire beaucoup trop de bruit, ça ne va pas aller du tout. Et puis en fait je connais très bien le fonctionnement de la Mousson, je suis très heureux d’y être, j’aime beaucoup cette économie rapide de la création. C’est assez fou de voir qu’il nous faut en moyenne trois ans pour monter une pièce et donc, qu’à chaque fois qu’on veut monter un projet si on travaille sur l’actualité, on est déjà à côté de la plaque au moment de la sortie. Ici, il y a deux grandes forces : la troupe et l’immédiateté des propositions, l’urgence.
Qu’est-ce qui t’enthousiasme dans cette rapidité ?
Elle nous apporte la chance de se confronter à nos instincts. Parfois au théâtre réfléchir n’est pas bon. C’est un exercice physique, on est au théâtre pour penser physiquement. Donc si ce corps qui est engagé dans une pensée s’arrête pour réfléchir parfois il perd de sa performance. Il faut préparer, bien sûr, pour encourager les uns et les autres à rejoindre une proposition puis il faut laisser parler son instinct.