Entretien avec Aïko Solovkine
Propos recueillis par Arnaud Maisetti
« Je trouve dans ces paysages industriels une beauté de nature morte »
Aïko Solovkine | Ring
Lecture dirigée par Cathy Min Jung, avec Laurent Sauvage
Peux-tu revenir sur ton parcours, dans l’écriture, et ce qui t’a conduit à Ring ?
Je suis historienne de l’art, archéologue de formation, mais j’ai aussi longtemps travaillé comme journaliste, notamment pour couvrir des faits divers. Ring est une commande des éditions Magellan & Cie, qui souhaitait éditer des nouvelles d’auteur·rices belges. Quelque temps auparavant, par hasard, j’avais lu un article sur des combats de chiens en Angleterre qui se déroulaient, pour se cacher de la police, dans les coffres de voiture : l’image m’avait impressionnée et effrayée. S’agissant d’écrire sur la Belgique, il me semblait naturel d’aller vers les paysages industriels qui sont mes paysages de prédilection dans l’écriture. En les regardant, on voit inévitablement qu’il y a eu une guerre, et qu’elle a été perdue, et on se demande toujours ce que sont devenus ces anciens combattants…
Pour écrire Ring, j’ai bénéficié d’une résidence littéraire à Charleroi, qui est l’ancien fleuron minier, étendard de la Belgique, et qui est complètement tombé en déliquescence – Charleroi semble aujourd’hui une ville pauvre, glauque, brouillée. C’est dans cette ville que j’ai écrit et dans laquelle, pour moi, se déroule Ring. Le titre fait d’ailleurs référence non seulement à un ring de boxe, mais aussi au terme belge qu’on emploie pour désigner le périphérique des villes : il se trouve que la ville de Charleroi est traversée par un périphérique – un ring – qui la parcourt de part en part, au centre – ce qui rend cette ville spectaculairement sinistre : et c’est cette ville là que j’avais en tête.
Puis, au cours de mes séjours là-bas, j’ai rencontré un homme qui était à la rue, il avait travaillé dans les usines, vivait maintenant dehors – il m’a servi de guide, et je me suis inspiré de ce parcours, de cette main d’œuvre déchu vivant d’expédients et de petits boulots. Et lui aussi m’a parlé de combats de chiens…
Comment s’est déroulé l’écriture, une fois né ce désir ? Quelle part accordes-tu à la documentation, et à l’imagination…?
Depuis quelques années, j’écris un livre sur la ville et ses paysages industriels, livre pour lequel je me suis beaucoup documenté, et cette documentation m’a servi pour Ring et continue de me servir… Pour les combat de chiens proprement dits, c’est un peu compliqué – j’ai pu en voir, en tant que journaliste, mais sans m’approcher trop, et je n’avais pas envie de regarder des vidéos parce que c’est insoutenable. Mais j’ai beaucoup lu ensuite sur les entrainements de chiens, les différentes races, les modes de combats, ou sur ce qu’ils font des chiens vaincus — dont la plupart sont jetés dans le canal.
Ce texte est une nouvelle, il est cependant accueilli à la Mousson dans le cadre d’un festival sur les écritures dramatiques. Quel est ton rapport au théâtre ?
Deux de mes textes ont été joués au théâtre et j’avais été accueilli par la Mousson l’an dernier avec une nouvelle, Mare Nostrum, mais je dois avouer que je ne suis pas fondamentalement attirée par l’écriture théâtrale, dans laquelle je vois une artificialité qui me gène. Choisisant d’écrire dans une matière d’abord documentaire, précise, fouillée, je n’ai pas l’impression de pouvoir traduire cela dans une écriture théâtrale. Puis, je me méfie de la théâtralisation de mes récits, de la déclamation qu’elle pourrait induire. Enfin, le théâtre qui m’est davantage familier est le théâtre flamand plutôt que francophone, un théâtre plus expérimentale et scénique, et qui m’intéresse comme spectatrice.
C’était une heureuse surprise d’être invitée à la Mousson, et je suis intrigué de voir la lecture – j’imagine que ce qu’il y a de théâtral dans ce texte tient à l’oralité et l’écriture imagée…
Ton texte frappe en effet par sa puissance d’images qu’io produits, et en un sens, il possède une grande force cinématographique aussi…
Je ne peux pas dire que le cinéma belge soit une source d’inspiration pour moi. Si mon écriture et le cinéma possèdent en commun cette brutalité sur fond social, cela est dû avant tout à la Belgique elle-même, qui est traversée par une violence sociale, violence imaginairement renforcée par ses paysages industriels abandonnés. La Belgique a été la deuxième puissance industrielle du monde, industrie qui faisait la fierté du pays, et qui s’est défait en quelques décennies. Quand on est belge francophone, il paraît assez évident de se tourner vers ces territoires et ces imaginaires là, y aller bien sûr emplie d’une certaine mélancolie, d’une colère aussi face à la misère souvent déchirante, et déroutante dans une terre comme la Belgique devenue terre de faits divers, où il se passe une multitudes de choses affreuses et sordides, où la plupart des évènements qui la constituent passent sous le radars dans ces zone de marges où se déroulent toutes sortes de choses que bien souvent on ignore…
Que peut la littérature face à cette violence sociale ?
Je ne suis pas sûr que la littérature ait une quelconque tâche, ni mission. En tout état de cause, je ne me donne pas du tout comme rôle de rappeler cette misère, mais je pense simplement qu’il y a en elle une potentialité de récits, une vie dans les ruines. En ce sens, la littérature peut peut-être nommer la réalité, investir les angles morts, mais je ne lui prête pas plus de pouvoir ou de mission sociale que cela, et, si ceux qui lisent mes textes sont évidemment libres de trouver l’enseignement qu’ils veulent, ce n’est pas du tout mon but.
À lire votre texte, se dégage malgré tout, et paradoxalement, ce que je suis contraint de nommer de la beauté : une beauté ni réconciliatrice, ni réparatrice, mais une beauté qui au contraire qui semble souligner les douleurs, et paraît cette force capable de mieux nommer cette réalité…
Oui, c’est vrai qu’il y a une forme de poésie industrielle qui m’a surprise en relisant le texte ces derniers jours. Avant tout, j’aime ces paysages, qui ne sont pas seulement un décor, mais ce dans quoi je vis et j’ai vécu – mon père s’arrêtait au bord des routes pour nous les montrer et nous expliquer le fonctionnement des hauts fourneaux… Et j’y trouve encore une véritable beauté : c’est une nature morte, et ce qui nous attend. Il émane de ces paysages que je trouve poignant, de ces outils à l’abandon, une immense mélancolie. Toute la vie s’organisait autour de cette réalité industrielle, et quand on a enlevé ça, il ne reste rien, et ce rien me bouleverse. Oui, j’ai un plaisir dans ces descriptions, un plaisir douloureux d’observer ces monstres de métal que je trouve si beaux : et j’essaie de traduire cela dans l’écriture.
On a la sensation que ces paysages font corps avec les êtres, comme les villes avec le ciel.
Je pars toujours des paysages quand j’écris, parce que je pense que les humains que j’y décris sont toujours la résultante des paysages, donc oui, les humains sont « raccords » avec les paysages urbains que je décris – c’est d’ailleurs cela qui m’intéresse : les humains en sont le produit, ils en sont l’excroissance, et ce lien-là, entre l’être humain et son habitat me semble important : il se trouve que dans ces lieux dont je parle, il n’y a rien à faire ; là, les gens sont à l’image de leur ville dont ils sont prisonniers. Je suis d’ailleurs heureuse que ce texte soit lu à Pont-à-Mousson, en Lorraine, territoire de paysages industriels semblables…
La langue que tu proposes paraît singulière, presque étrangère tant elle prend à revers la langue elle-même : la violence sociale pourrait même se retrouver dans une certaine violence exercée dans la langue, tout à la fois rehaussée et brutalisée.
Je ne suis pas de culture francophone – ce n’est pas cette culture là qui m’a nourri –, mais je suis de langue française : et je regarde donc cette langue, qui est la mienne, comme une langue étrangère, cette chose grandiloquente, boursouflée, je l’observe avec méfiance : et quand je m’en saisis, c’est inévitablement dans une certaine irrévérence.