Entretien avec Laurent Gallardo
Propos recueillis par Sarah Cillaire
« Le théâtre de Josep Maria Miró est essentiellement maïeutique »
Nerium Park, Josep Maria Miro
Lecture dirigée par Véronique Bellegarde assistée de Léa Falconnet, avec Eric Berger et Julie Pilod, musique Philippe Thibault
T. C. – L’œuvre de Josep Maria Miró questionne aussi bien le fonctionnement de la société catalane que l’écriture théâtrale en elle-même, perçue comme une interrogation ouverte, d’autant plus subversive qu’elle instaure le trouble au plateau. La démarche de Miró s’inscrit-elle dans la continuité de ce qu’on a appelé « la nouvelle dramaturgie catalane », mouvement qui s’est déployé dans les années 90, après des décennies d’ostracisme et une transition portée par Josep Maria Benet i Jornet et José Sanchis Sinisterra, un mouvement qui regroupe des figures majeures comme Sergi Belbel ou Lluïsa Cunillé ?
L. G. – Il convient, à mon sens, de mettre en exergue que cet « ostracisme » est le fait du régime franquiste, de son idéologie national-catholique et d’une politique de censure (plus ou moins radicale selon les époques) à l’égard des manifestations culturelles en langue catalane.
De toute évidence, les auteur.trice.s dramatiques qui écrivent actuellement en Catalogne sont tou.te.s les héritier.e.s de la génération des années 90. Cette dernière prône un retour au théâtre de texte après une décennie marquée par l’essor de la création collective et les dramaturgies scéniques. Mais cette résurgence de la forme dramatique ne signifie pas pour autant un retour aux vieilles lunes du théâtre bourgeois. Ce que ces auteur.trice.s partagent, c’est un même refus de la pièce bien faite afin de développer un « drame intempestif » (pour reprendre le terme du dramaturge Carles Batlle) assumant la forme dramatique pour mieux la déconstruire. Le théâtre de Josep Maria Miró s’inscrit dans cette approche réflexive en cela qu’il joue avec les codes dramatiques dans le but de mettre le spectateur dans une position inconfortable et équivoque vis-à-vis de la fiction. Dans Nerium Park comme dans bien d’autres pièces, celle-ci est constituée de béances qui entravent l’enchaînement de l’action de sorte que l’écriture vaut plus pour ce qu’elle recèle que pour ce qu’elle révèle. Du reste, si l’œuvre de Miró s’inscrit dans la tradition récente du théâtre catalan (Josep Maria Benet i Jornet et Lluïsa Cunillé sont, à cet égard, deux référents essentiels qui orientent son écriture), elle dialogue aussi avec des auteurs issus d’autres cultures, tels que Tennessee Williams ou encore Harold Pinter.
Dans Nerium Park, les questions restent bien souvent sans réponse, les répliques s’enchaînent, comme si Olivier et Marta étaient « empêchés » de nommer véritablement leurs peurs, leur désir… Le non-dit semble gangrener la parole. Des actions concrètes, anodines, en cachent d’autres, fantasmées ou réelles, qui ont lieu hors de l’espace théâtral. Rien n’est montré. Le spectateur n’a alors pas d’autre choix que de mettre son imaginaire au travail. our autant, la question de la vérité n’est pas ce qui semble préoccuper l’auteur…
Au contraire, la question de la vérité est au cœur même du théâtre de Josep Maria Miró qui rappelle à bien des égards l’œuvre d’Harold Pinter. Chez l’un comme chez l’autre, la quête de vérité s’avère compulsive et incertaine à la fois.
« La vérité au théâtre, écrit Pinter, est à jamais insaisissable […]. [Mais] cette quête est précisément ce qui commande votre effort. Cette quête est votre tâche. La plupart du temps vous tombez sur la vérité par hasard dans le noir, en entrant en collision avec elle, ou en entrevoyant simplement une image ou une forme qui semble correspondre à la vérité, souvent sans vous rendre compte que vous l’avez fait. Mais la réelle vérité, c’est qu’il n’y a jamais, en art dramatique, une et une seule vérité à découvrir. Il y en a beaucoup. Ces vérités se défient l’une l’autre, se dérobent l’une à l’autre, se reflètent, s’ignorent, se narguent, sont aveugles l’une à l’autre ».
Chez Josep Maria Miró, la quête de vérité répond à cette même ambivalence troublante. Dans Nerium Park, Serge existe-t-il ou est-il une invention d’Olivier ? Le spectateur doit se situer vis-à-vis de la fiction et, pour ce faire, il construit une vérité qui l’engage éthiquement et politiquement parlant. Le théâtre de Miró est, de ce fait, essentiellement maïeutique car il est fondé sur une constante incrédulité vis-à-vis des vérités admises.
Josep Maria Miro monte parfois ses propres textes. Comment ses choix scéniques et sa direction d’acteur.trice.s viennent-ils prolonger la spécificité de son écriture ?
C’est, en effet, l’une des spécificités du théâtre catalan : pour des raisons économiques, les auteur.trice.s sont souvent amené.e.s à assurer eux.elles-mêmes les mises en scène de leurs propres textes. Dans le cas de Josep Maria Miró, le travail scénique et la direction d’acteur.trice.s viennent prolonger cette écriture du doute et de l’ambigüité pour configurer une représentation toujours ouverte. Lors de la dernière mise en scène de Nerium Park par l’auteur à la Sala Beckett de Barcelone, la création scénique jouait ainsi sur la possible existence du personnage de Serge qui, tel un Godot postmoderne, n’apparaît pourtant jamais sur scène, et la concomitance de deux visions du monde (celle de Marta et celle d’Olivier) sans que l’une ne l’emporte sur l’autre.
Dans Nerium Park comme dans les autres pièces de Miro, la parole est portée autant par ce qui est dit que par ce qui est tu. Faire entendre l’implicite, n’est-ce pas une gageure pour un traducteur ?
Nerium Park est un texte qui invite à l’humilité, c’est-à-dire à accepter l’idée que la meilleure traduction est parfois la non-traduction ou, plus exactement, l’absence de parti pris dans les choix langagiers (si tant est que cela soit toujours possible). Dans la crise qui oppose Marta et Olivier, la tentation est grande de défendre ce dernier, qui est en position de faiblesse. Pourtant, lors de la mise en scène de la pièce par l’auteur, c’est le personnage de Marta qui m’a paru le plus vulnérable. J’ai eu le sentiment de saisir, grâce au jeu de l’actrice, le trouble qui l’habitait. Cette expérience sensible a été déterminante car elle m’a amené à reprendre ma traduction en évitant tout jugement sympathique ou antipathique afin de ne pas perturber, par l’entremise des choix de traduction, l’équilibre dramaturgique de la pièce. En somme, même en traduction, less is more.