Entretien avec Federica Martucci
Propos recueillis par Sarah Cillaire, pour Temporairement Contemporain
« UN PORTRAIT DE LA CONDITION HUMAINE »
Les Gens, de Pier Lorenzo Pisano
traduit de l’italien par Federica Martucci
Lecture dirigée par Alexandra Tobelaim
Mardi 23 août 2022 – 22h30, Chapiteau « Parquet de bal »
Âgé de 31 ans, Pier Lorenzo Pisano est auteur de théâtre, metteur en scène et réalisateur. L’an dernier, il a également fait paraître son premier roman, Il buio non fa paura (NN Editore). Son travail, plusieurs fois primé, largement diffusé en Italie et à l’étranger, s’empare de formes diverses, à l’image de son écriture qui passe aisément d’un genre à l’autre. Ainsi, Les Gens tranche avec ses premières pièces, Fratelli (2017) ou Per il tuo bene (2018) que tu as également traduit (Pour ton bien, collection Tapuscrit, Théâtre Ouvert), centrées sur le cercle étroit de la famille, et les difficultés qui en découlent. Dans quel contexte Les Gens a-t-il été écrit et quel a été pour l’instant son prolongement scénique ?
Les Gens a été écrit par Pisano dans le cadre d’un projet intitulé Between Lands, running for democracy auquel ont participé des théâtres de six pays européens dont l’Italie et la France (la Comédie de Reims). Il s’agissait pour les six auteur.e.s associée.s au projet d’écrire un texte court sur la démocratie. Le texte a donc ensuite été mis en espace dans les sept théâtres impliqués dans le projet : à Porto, Barcelone, Reims, Bruxelles, Modène, Valladolid, Athènes…
La musicalité des Gens tient aux légères variations et répétitions qui scandent le texte constitué d’une seule longue phrase. Pisano aborde la condition humaine sur un mode léger, presque une ritournelle où l’humour et le tragique affleurent simultanément. Cette approche te paraît-elle représentative de son écriture ?
Pour Pier Lorenzo, l’élément de départ, constitutif de la démocratie c’est le peuple (Demos), d’où son intention d’écrire un texte sur les gens qui le composent. Partant, il a souhaité étirer, étendre la composante politique pour y intégrer le capitalisme, la société de masse, la consommation et aussi des questions relevant de la sphère privée, à la fois personnelles et communes à l’être humain.
Par un procédé de répétition, il déroule et étire comme une rengaine ces deux mots « Les gens » pour nous livrer, au fil d’une longue et unique phrase, un portrait de la condition humaine. Comme dans toute vie humaine, petites et grandes histoires se côtoient, rires et tragédies s’entrechoquent.
Dans cette pièce, on retrouve un thème cher à Pisano : la famille (ses premières pièces portent ces titres évocateurs : Mater familias ; Fratelli (Frères en français)…). Toutefois, ici il dépasse la famille nucléaire et ses interactions externes (les autres, ceux qui ne font pas partie de la famille) pour aborder la grande famille : la famille humaine, composée des Gens, nous et les Autres. Ces sujets – famille et altérité – Pisano continue d’ailleurs de les explorer dans l’un de ses derniers textes, Carbonio (qui a remporté le Prix Riccione en Italie en 2021 et est en cours de traduction), dont le titre fait référence à « l’équipe carbone » à savoir les êtres composés de cette substance : les humains, les végétaux, les animaux. Carbone devient un prétexte pour approfondir ce que cela engendre d’appartenir à la « famille carbone » a contrario d’autres formes de vie, d’intelligence, de sensibilité. Ici l’altérité saute un nouveau pas en prenant la forme d’une autre forme de vie (dépourvue de carbone)… un Alien (qui au sens premier signifie personne étrangère à un groupe, milieu).
Dans Les Gens, on retrouve la démarche de Pisano où l’intelligence vive du propos est servie par une construction qui tient en haleine sans jamais devenir artificielle. Et également l’écriture percutante, drôle et sensible que nous avions savourée dans sa pièce Pour ton bien (traduite en français et éditée au Tapuscrit, Théâtre Ouvert) où son cynisme fait contraster des tons qui convoquent le drame et le rire.
Avec Olivier Favier, tu as récemment dirigé un ouvrage intitulé 1990-2020. Le théâtre italien en résistance (Cahiers de la maison Antoine Vitez, Editions Théâtrales, 2021), qui couvre trente années de vitalité théâtrale dans une Italie que le règne berlusconien, les mutations socio-économiques, les tragédies migratoires ont fortement ébranlée. Depuis, les confinements successifs dus à l’épidémie de Covid, l’usage intensif des plateformes (Netflix ou autres), une forme de repli sur soi font craindre une désertion des théâtres. Comme le constate Gabriele Vacis dans sa préface : « Aujourd’hui, il y a plus de gens qui font du théâtre que de gens qui vont le voir ». Ce risque de désintérêt te paraît-il une fatalité ? Comment de jeunes auteurs comme Pisano parviennent-ils à le déjouer ?
Nombre de festivals orientent leurs programmations en direction des professionnels du spectacle, et il existe en Italie une tension particulière en ce sens qui peut créer parfois une sorte de bulle. Toutefois, Pier Lorenzo Pisano fait son possible pour élargir la visée de tous ses textes, pour ne pas qu’ils s’adressent uniquement au circuit théâtral, il exploite les dynamiques du théâtre pour proposer des histoires (comme celle haletante de Carbonio), des réflexions qui puissent intéresser tous les gens, aussi ceux qui vont au théâtre pour la première fois. Ses textes ne sont pas simplistes, ils présentent une certaine complexité mais avec l’intention de toucher un large public. Dans son approche dramaturgique, la construction est particulièrement soignée pour créer une tension et tenir le spectateur en alerte, haleine.
À titre d’exemple, son dernier texte Carbonio représenté au Teatro Piccolo de Milan en juin dernier a attiré un public très ample et varié. C’est un texte très théâtral notamment dans le rapport qu’il tisse avec le public mais il s’est avéré qu’il a suscité la curiosité de beaucoup de gens. Notamment dans le cadre de la promotion du spectacle au Piccolo Teatro, une dizaine de vidéos ont été réalisées mettant en scène un alien dans diverses situations et lieux de la ville (Milan) par exemple dans le métro. L’une de ses vidéos postée sur l’instagram du Piccolo est devenue virale car en 3 jours : 20 millions de personnes l’ont regardée, un record pour le théâtre ! Les journaux en ont également parlé. C’est sans doute que cette pièce de par sa thématique, l’histoire et les protagonistes qu’elle présente a éveillé la curiosité des gens.
Pisano fait partie d’une génération qui travaille donc avec les outils ultra-contemporains mais également des supports plus classiques comme par exemple les photographies qui peuvent lui servir de support dans son écriture et la scénographie. C’est un auteur aux prises avec son temps, un artiste curieux, ouvert à d’autres disciplines (le cinéma, le roman…) : durant le confinement, alors que les théâtres italiens étaient fermés au public, Pisano a fait partie du projet Zona Rossa avec d’autres artistes (2 acteurs, 2 actrices, 2 dramaturges/metteurs en scène) « enfermés » avec lui dans le théâtre Bellini de Naples pour y écrire et y créer des installations, des performances appelées à devenir spectacles le jour de la réouverture des théâtres. Une forme de résistance, une expérience créative originale partagée entre les artistes eux-mêmes et entre les artistes et le public grâce au recours du streaming. Le public pouvait alors suivre sur la chaîne YouTube la genèse des productions : de la page blanche à la mise en scène en passant par les répétitions, des rdv hebdomadaires…une nouvelle manière d’interpeller et associer le public même en période de confinement.
Je vous joins ici une interview de Pier Lorenzo Pisano qui nous parle de cette expérience artistiques alors qu’il était enfermé dans le Teatro Bellini.